Ceci n’est pas une chronique

J’ai proposé à Elen Brig Koridwen, un peu par défi, et avant même de l’avoir lue jusqu’au bout, de consacrer un billet à Une nuit très noire. En fait elle m’avait plus ou moins tendu la perche au détour d’un petit échange de messages. Mais je ne pouvais pas déjà contredire ce que j’ai écrit naguère, donc comme annoncé dans le titre ceci n’est pas une chronique (en bonne et due forme). Juste quelques impressions et réflexions après lecture de cette petite trentaine de pages glaçantes à souhait dont le contenu ne trahit pas le titre, dans ce format que l’auteure a baptisé fort joliment Apéribook. Je reste dubitatif sur la distinction avec une nouvelle. Il doit y avoir quelque chose de plus subtil là-dessous qu’une simple question de packaging ou de marketing, mais ça m’échappe pour le moment.

Va pour l’apéro, donc. Mais pour amateurs de boissons fortes, alors! Moi c’est le genre de lecture qui me couperait plutôt l’appétit, mais je dois manquer d’entraînement. Les thrillers et les films d’horreur, ce n’est pas trop mon bol de café du matin. J’ai tendance à penser qu’il y a bien assez de choses épouvantables dans la vraie vie du vrai monde, pas la peine d’en rajouter dans les livres. Cela dit, dans le genre, c’est plutôt rudement efficace pour vous faire descendre vite fait bien fait au fin fond de la noirceur de l’être humain et du désespoir sans rémission. Au bout de cette nuit vraiment très noire, pas de matin, pas même la promesse d’une aube.

Je ne connaissais pas Elen Brig Koridwen il y a un mois. Ni en tant que personne, ni en tant qu’auteur(e). Nous avons un peu communiqué, juste assez pour me faire une première idée de la personne, une idée que cette lecture dérange un peu, et c’est plutôt bien d’être dérangé. Mais pourquoi donc, Elen, et pour qui, écrivez-vous des histoires pareilles? Pourquoi tant de noirceur? Je pourrais m’arrêter à un point de vue très pragmatique. C’est un bon produit, bien écrit, bien ficelé, il y a plein de gens qui adorent ça, farfouiller dans les recoins grouillants et puants de la bête humaine, donc ça va se vendre comme des petits pains. Alternez ensuite avec une petite romance pour respirer un peu d’eau de rose, et vous voilà prêt(e) à replonger dans la nuit suivante. Ça répondrait bien au « pour qui », mais pas totalement au « pourquoi », parce que je refuse de croire que vos motivations puissent être purement et uniquement économiques.

Alors cette question du pourquoi me renvoie forcément à cette idée assez répandue et que j’ai tendance à partager, à savoir que toute fiction est autobiographique. Il y a plus de vérité sur un auteur entre les lignes de ses fictions que dans toute autobiographie déclarée comme telle. On lira avec profit sur cette question une excellente étude qui qualifie ce point de vue de lieu commun de la littérature moderne, et qui cite entre autres François Mauriac.

« Seule la fiction ne ment pas; elle entrouvre sur la vie d’un homme une porte dérobée, par où se glisse, en dehors de tout contrôle, son âme inconnue. »

Je me suis posé souvent la question en écrivant les pages les plus sombres de Parure des Songes. J’ai eu beaucoup de mal à les rédiger, j’y suis revenu, j’ai corrigé, censuré, réécrit. Et j’ai toujours un certain malaise à les relire. Tout cela était-il vraiment nécessaire? Cette violence impitoyable et inscrutable qui guide la dague ou le carreau d’arbalète n’est-elle pas la même qui guide ma plume? Est-elle la mienne, ou bien celle du monde qui me traverse comme une vague? Puis-je plaider non-coupable de la souffrance et de la mort de mes personnages? L’auteur est à la fois victime, témoin et bourreau, et son lecteur est complice. Et nos personnages, en tombant sur ce théâtre sanglant où nous les avons mis en scène, nous jettent un dernier regard de reproche avant de dire, comme Hamlet, le reste est silence. 

Elen Brig Koridwen exerce son droit de réponse dans les commentaires ci-dessous, et élargit le débat sur son blog dans un bel exercice d’auto-critique littéraire.

9 réflexions sur « Ceci n’est pas une chronique »

  1. Merci, Ewen, pour ce long commentaire qui, s’il n’est pas une chronique :-), en a toutes les qualités.
    « Pour qui ? » n’est pas intéressant : vient à moi qui le souhaite, au gré de ses goûts ou humeurs.
    « Pourquoi ? », en revanche, est très pertinent, mais je crains de vous décevoir ! Non, il n’y a rien d’autobiographique dans cet Apéribook, très loin de là. La réponse réside en ce concept d’Apéribook, justement. la différence avec des nouvelles, c’est que mes Apéribooks sont un échantillonnage de goûts et de thèmes diversifiés, un peu comme un assortiment de tapas. 🙂 Je joue à parcourir toute la gamme des genres littéraires et des styles, en même temps que toute une gamme de personnages et de situations ; c’est à la fois un exercice et un plaisir. En même temps, cela permet aux lecteurs de picorer ce qui les intéresse dans mon œuvre.
    Merci encore pour ces réflexions, délicieusement approfondies et très intéressantes en soi, car l’un des attraits du métier, c’est de découvrir d’autres sensibilités, d’autres êtres humains à travers les commentaires des lecteurs…
    Amitiés,
    Elen

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    1. Elen, je ne sais pas si votre défense est totalement recevable 🙂
      Jeu, exercice d’écriture, admettons. Et qu’il n’y ait rien d’autobiographique stricto sensu dans l’intrigue de cette épouvantable histoire, j’ose l’espérer pour vous! Mais Mauriac ne parle pas de l’intrigue du roman, qui n’est après tout qu’un prétexte pour dévoiler cette âme inconnue, cet humain qu’on en n’aura jamais fini d’explorer. Et je reste convaincu comme lui qu’on ne peut insuffler dans sa fiction la vérité humaine sans mettre dans ses personnages une parcelle de son âme à soi. Je ne dis pas que vous avez vécu ce que vit Zoé, et Dieu merci, mais pour faire passer au lecteur une telle empathie pour ce personnage, vous avez nécessairement mis en elle quelque chose de vous. Si vous étiez si distanciée que vous le prétendez, ça ne marcherait simplement pas.
      D’ailleurs il y a des livres où ça ne marche absolument pas, à cause de cela justement, le manque d’empathie. J’ai eu cette impression très désagréable par exemple dans Illettré, de Cécile Ladjali, que je me suis forcé à lire jusqu’au bout (heureusement ce n’est pas très long) avec un agacement croissant au fil des pages. Elle se se sert de son personnage pour étayer sa thèse (illettrisme=condamnation à mort). En fait elle n’aime pas ce personnage qui représente tout ce qu’elle s’est battue pour ne pas être, et du coup on ne ressent aucune empathie parce que l’auteur n’en a pas. Elle le dissèque jusqu’à une mort absurde et absolument pas crédible. Comme de plus elle s’écoute écrire pour bien montrer qu’elle a dompté cette langue que son personnage ne maîtrise pas, il n’y a rien de crédible en fait, à part « voilà ce que j’ai réussi à ne pas être ». Tout sonne faux.
      Je vous donne ce contre-exemple pour essayer d’illustrer un peu plus, mais peut-être qu’il va se retourner contre moi. Peut-être que vous avez aimé « Illettré » (si vous l’avez lu).

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  2. Oh, mais je ne crois pas du tout qu’un auteur puisse se distancier de l’un de ses personnages ! Il faut une totale empathie, quels qu’ils soient, pour animer ces personnages (au sens premier : donner une âme). Mais justement, ressentir de l’empathie ne nécessite pas de partager quoi que ce soit avec une personne ou un personnage. Ce qui est mis en jeu, c’est la capacité à se mettre à la place de l’autre, cepacité qui repose sur la curiosité et l’imagination, non sur un vécu personnel ou sur une part de ceci ou de cela, consciente ou subconsciente. Je ne dis pas que tout le monde peut fonctionner ainsi, mais c’est mon cas, et cette aptitude se retrouve chez beaucoup de personnes, aussi bien en tant qu’auteurs qu’en tant qu’individus. Il n’empêche qu’avoir beaucoup lu, et rencontré beaucoup de caractères différents, aide bien sûr à la développer.
    Bien amicalement,
    Elen

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    1. Hum. Je ne sais pas si nous sommes en léger désaccord sur le fond ou simplement sur les termes. Dans ce dernier cas nous sommes peut-être quand même d’accord sur le fond, ou pas (nous savons depuis Quine que c’est indécidable) … Alors restons-en là si vous voulez bien. Merci pour cet éclairage.
      Vous ne m’avez pas répondu sur « Illettré ». Ce sera pour une autre fois.

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  3. Sur « Illettré » je n’ai rien à dire : je n’ai pas lu le livre ; et votre analyse est limpide, mais la démarche de l’auteur telle que vous la décrivez m’est totalement étrangère. Comme je l’ai exposé, je ne ressens pas le besoin d’une empathie « positive » avec mes personnages pour les rendre vivants et crédibles (du moins, je l’espère ^^) : il me suffit d’imaginer leur mode de fonctionnement. Du profilage, en quelque sorte… Je ne crois pas que cette manière d’agir soit rare chez les auteurs.
    Bien amicalement,
    Elen

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